CHAPITRE IV
— Mon beau filleul, dit Madame de Guise quand enfin elle prit le temps de me visiter dans mon appartement du Louvre, vous ne pouvez vivre plus longtemps dans le dénuement. On vous appellerait grippe-sou, pleure-pain, chiche-face, que sais-je encore ! Et à la Cour la ladrerie vous tue un gentilhomme plus sûrement qu’un coup d’épée. Il vous faut à tout le moins dans le cabinet où vous recevez rideaux aux fenêtres, tapisseries des Flandres aux murs, tapis de Turquie au sol, deux ou trois jolis coffres et une demi-douzaine de chaires à bras. Je vais dire à Réchignevoisin de racler mes greniers et de vous installer tout cela sous huit jours. Nenni ! Nenni ! Ne me remerciez pas ! Ce sont là mes rebuts ! Mais ils sont encore fort convenables, vu que je change tous les deux ans la décoration de mon hôtel de Grenelle. Et veillez sans tant languir à vous constituer un domestique digne de votre rang. M’oyez-vous ?
— Je suis tout ouïe, Madame, et comme à l’ordinaire tout regard, ne serait-ce que pour admirer le bleu pervenche de vos yeux. Mon père me suggère d’employer Louison pour mon ménage et ma cuisine.
— Et vos siestes… Or sus ! mon beau filleul, ne rougissez pas ! Et ne soyez pas non plus chattemite ! Passe pour votre Louison. Il vous faudra aussi un écuyer.
— Un écuyer, Madame ? dis-je en levant les sourcils.
— Ne vous en faut-il pas un pour seller votre cheval et vous accompagner quand vous dînerez chez le marquis de Siorac ou chez moi ?
— Cet écuyer aura fort peu à faire !
— Et un laquais.
— Un laquais au surplus, Madame ?
— Allez-vous de votre personne ouvrir votre porte, quand vous aurez des visites ?
— Ah ! C’est donc ce que ce laquais fera. Jour du ciel ! Il ne mourra pas de fatigue.
— Il ne s’agit pas de sa fatigue, dit la duchesse, sa prunelle bleue noircissant en son ire, mais de votre rang.
— Madame, dis-je en m’inclinant, ne me gourmez pas, de grâce. Je ferai votre commandement.
— Et au surplus un page, Monsieur. Lequel il vous faudra choisir vif, déluré, et si possible joli et de bonne maison, car c’est au page que l’on juge le maître. Mon beau filleul, je vous quitte la place, la reine m’attend.
Une fois de plus j’assurai ma bonne marraine de ma parfaite soumission et me caressant la joue (ne voulant pas gâter céruse, peautre et rouge en me baisant) elle me quitta, fort contente de moi, d’elle-même, de mon père, de son rang, de sa merveilleuse santé, de son allant, de son esprit et en général, de la vie qui était la sienne et qui ne lui ferait vraiment peine qu’en la quittant.
Un écuyer ? m’apensai-je. Un laquais ? Et comment leur donner des gages, alors que je ne toucherais la pension de ma charge qu’au plus tôt fin décembre ? Et n’ayant au demeurant nulle envie, après l’énorme somme dont mon père s’était saigné pour moi, de recourir derechef à son escarcelle pour payer des pendards à ne rien faire.
À mon sentiment, le seul serviteur utile, outre Louison, serait le page. Car il pourrait seller mon cheval, ouvrir ma porte et au surplus porter billets et messages.
Je n’eus pas à chercher le garcelet. Sur le seul bruit que je m’installais au Louvre, il se présenta de soi, se disant désoccupé par Madame de Guercheville. Il m’avait connu quelque peu, du temps où j’étais truchement ès langues étrangères du feu roi. Il s’appelait La Barge et comme on s’en souvient peut-être, il m’avait confié ses malheureuses tentatives pour séduire une chambrière, laquelle l’avait rebéqué et souffleté, le trouvant « trop petit ». C’est vrai qu’il n’avait que quatorze ans et que même pour son âge il n’était pas fort grand. Mais je le trouvais vif, éveillé, avec de beaux yeux noisette qui voyaient beaucoup de choses et de grandes oreilles qui remplissaient bien leur office. Ce page fureteur me plut, car je pensais que j’en tirerais beaucoup de bruits de coulisse et de couloir en ce palais où j’étais si neuf.
Mais avant que de l’engager, je voulus savoir ce qu’en disait Madame de Guercheville. La dame, on s’en souvient, avait la main haute sur les filles d’honneur de la reine et les menait à la baguette, ayant comme Argus cent yeux pour veiller sur leur vertu. Fort belle en la fleur de son âge, Madame de Guercheville avait repoussé alors les assauts de notre Henri, ce qui lui avait donné une réputation de pruderie telle et si grande quelle avait découragé, sa vie durant, nos beaux muguets de cour. Il se peut, bien à tort. Car en notre entretien elle se montra fort assassine en ses regards et ses sourires, et peu désireuse d’abréger nos propos. Elle me fit le plus grand éloge de La Barge qu’elle n’avait désemployé que pour donner son emploi au fils d’une haute dame qui l’avait requis d’elle.
Pendant qu’elle me tenait ainsi le dé – disant dix mots quand deux eussent suffi – je craignais, et en même temps j’espérais, apercevoir dans ses alentours Mademoiselle de Fonlebon. Mais j’eus beau laisser le coin de ma prunelle s’égarer sur nombre d’accortes garcelettes qui voguaient autour de nous – dont certaines avaient dansé fort dévêtues dans ce Ballet des Nymphes qui avait brisé le cœur de notre Henri – je ne vis pas ma cousine parmi elles.
La première chose que je demandai à La Barge, dès qu’il entra à mon service, fut de me dire à quelle personne je me devais adresser pour obtenir d’être reçu par la marquise d’Ancre.
— Vous avez le choix, Monsieur le Chevalier, dit-il. Deux personnes feront l’affaire. Ou son secrétaire florentin, Andréa de Lizza ou son médecin juif, Philothée Montalto.
— Un médecin juif au Louvre ? dis-je, béant. Dans le temps où les Barbons rêvent de dresser des lettres patentes qui commanderaient aux juifs de vider le royaume ?
— C’est bien pour cela, dit La Barge, que la reine a dû demander au pape la permission de faire venir Montalto du Portugal pour soigner la marquise.
— Mais d’où avait-elle su son nom et son pays ?
— Par son parfumeur royal, le Senor Maren, juif lui aussi. Montalto est son neveu.
— De Lizza et de Montalto, lequel selon toi a le plus d’influence sur la marquise ?
— Je n’en prendrais pas la gageure. Andréa de Lizza est fort mêlé à la vie de la dame. Il est à la fois son secrétaire, son maître d’hôtel et son musicien, car elle trouve quelques répits à ses douleurs en l’écoutant chanter des airs florentins, tandis qu’il pince les cordes de son guitaron.
— Et Montalto ?
— Montalto a amené par ses soins du mieux dans son état et à ce que j’ai ouï dire, la marquise le vénère en tant que médecin, philosophe et magicien.
— Je choisis Montalto.
— Vous choisissez le juif, Monsieur le Chevalier ? dit La Barge en pâlissant. Mais comment le pourrais-je aborder ? C’est péché que de parler aux juifs.
— Qui dit cela ?
— Mon confesseur.
— Et pourquoi est-ce un péché ?
— Parce que les juifs ont condamné à mort notre Seigneur Jésus.
— Et les Romains l’ont exécuté. Si je t’emmène un jour à Rome, refuseras-tu de parler à ses habitants ?
— Ce ne sont pas les mêmes Romains.
— Ce ne sont pas non plus les mêmes juifs.
Cet argument le laissant bouche bée, je repris :
— Tu n’aurais de reste pas à parler à Montalto, mais à lui remettre un billet de ma part et à ouïr sa réponse.
— Je ferai votre commandement, Monsieur le Chevalier, dit La Barge, plus impressionné par mon ton sans réplique que convaincu par mes raisons.
Le jour même où La Barge aventura le salut de son âme en allant trouver Montalto, il mio piccolo salone[17], comme on disait alors au Louvre pour désigner le cabinet où l’on reçoit, fut paré des « rebuts » de ma bonne marraine, lesquels me parurent si beaux et si neufs que c’eût été vraiment pitié que de les laisser manger par les souris dans les greniers de l’hôtel de Grenelle. Mon père, fort occupé alors par une affaire de toiture en sa seigneurie du Chêne Rogneux, délégua La Surie pour admirer ma décoration : ce qu’il fit en conscience, mais non sans tirer au départir sa flèche du Parthe, s’inquiétant, dit-il, de me voir « d’ores en avant vautré dans le luxe, sinon dans la luxure ».
Montalto me vint visiter le lendemain soir sur le coup de neuf heures et parut fort touché que je le fisse asseoir (sur une de mes chaires de velours cramoisi galonné d’or) et que je l’invitasse à boire en ma compagnie un verre de vin de Cahors. Il fut servi par La Barge, blême de l’effort que j’exigeais de lui et non par Louison qui, épouvantée par l’horreur de cette visite, s’était réfugiée dans la chambre.
Montalto n’avait que la peau sur les os et me parut assez mal allant. Voilà bien les médecins, pensai-je : ils prétendent guérir les autres et ne savent point se guérir eux-mêmes. Le visage de Montalto était, en fait, si maigre qu’il avait des creux à la place des joues et qu’on voyait bouger, quand il parlait, les muscles de sa mâchoire. Quant à son crâne, il était de tous côtés si irrémédiablement privé de cheveux qu’il était difficile de savoir où commençait son front, lequel toutefois me parut bien modelé et à sa base fort bien souligné par d’épais sourcils noirs et de magnifiques yeux verts. Montalto en usait beaucoup, ainsi que de sa voix qui était basse et bien timbrée et de ses mains longues, expressives et si déliées qu’elles vous donnaient le sentiment qu’elles allaient faire d’un moment à l’autre apparaître une colombe au bout de leurs doigts.
Je m’enquis de prime de la santé de la marquise et, à ma grande surprise, Montalto répondit à cette question de pure courtoisie par un assez long propos qui, à ce que je supposai, lui donnait le temps de me bien examiner et de se former une opinion de moi.
— La marquise, dit-il, souffre des nerfs et aussi d’une fièvre quarte qui provoque en elle cette humeur mélancolique et hypocondriaque où on la voit. Elle vit dans les souffrances, mais aussi dans les angoisses, dont la pire est de manquer d’argent. Elle est si tourmentée que si on lui donnait demain le Trésor de France et celui des Espagnes elle n’en serait pas encore satisfaite. Il n’y a pas de fond à ce tonneau-là. Il n’y en a pas non plus aux appréhensions que lui donne son état. Si seulement on la pouvait convaincre de ne point se soucier tant de ses malaises, elle serait sans doute moins malade. Mais là non plus il n’y a pas remède. Monsieur le marquis d’Ancre la voudrait enfermer comme folle au château de Caen, mais j’y suis opposé. La marquise n’est point lunatique ; elle est seulement déraisonnable, surtout en ses fureurs. Mais il suffit alors de la ramener par la douceur. Je lui ai prescrit le repos, l’isolement, la diète, mais une diète modérée et surtout j’ai demandé que, pour satisfaire son avarice, on lui fît continuellement de petits cadeaux, seraient-ils tout à fait ordinaires, car le seul fait qu’on lui donne quelque chose l’apaise.
Je fus étonné de ce discours. Il me parut fort pertinent et point du tout celui d’un charlatan, comme La Barge me l’avait fait craindre en parlant de « magicien ». Chose plus extraordinaire, Montalto avait réussi à me faire prendre intérêt à la santé de la marquise d’Ancre qui jusque-là était bien loin de mes pensées. Et c’est tout à plein sincèrement que je demandai :
— Et la marquise est-elle sur la voie de la guérison ?
— Je n’en jurerais pas, Monsieur le Chevalier, mais elle va mieux.
Ayant dit, Montalto joignit devant lui les extrémités de ses doigts, pencha la tête de côté et m’envisagea d’un air bénin, amical et interrogatif. Je lui dis alors ce que j’attendais de lui.
— Rien de plus facile, dit-il tout uniment, sans se soucier le moins du monde de faire valoir son intervention. Je vous obtiendrai une audience sous huit jours et si vous me permettez, Monsieur le Chevalier, de vous bailler quelques avis, il faudra user de prudence en cet entretien. Par exemple, parler à la marquise d’une voix douce et basse.
— Et pourquoi cela ?
— Le marquis étant avec elle si violent et si injurieux, elle se ferme au moindre éclat de voix. Il vaudrait mieux aussi que vous ne l’envisagiez qu’en tapinois, en prenant bien garde de ne la jamais regarder dans les yeux.
— Et pourquoi diantre devrais-je agir ainsi ? dis-je, stupéfait.
— La marquise, dit Montalto, est comme tant d’Italiennes, à la fois bonne catholique et pleine de superstitions. Et elle s’est mis dans la tête que les gens qui la regardent fixement la pouvaient ensorceler, cette possession démoniaque étant pour elle la cause de tous ses maux… C’est la raison pour laquelle elle vit en recluse, sans jamais sortir de son gîte, ni voir âme qui vive.
— Sauf, dis-je, les gens qui lui apportent des épingles…
— Mais c’est alors, reprit Montalto avec un sinueux sourire, que l’avarice triomphe de la peur. Et ne soyez pas surpris, si elle vous reçoit avec un voile noir qui, posé sur la tête, lui cache le visage. C’est là son rempart contre les yeux qui la pourraient diaboliser. Toutefois, il y a un avantage à cela. Au cours de votre entretien, si elle enlève son voile, vous saurez qu’elle est prête à s’accorder à vous. Mais c’est alors que de votre côté il faudra redoubler de retenue dans vos regards.
— Monsieur, dis-je, je vous dois mille mercis pour ces précieuses indications.
— Auxquelles j’ajouterai encore celle-ci : s’agissant d’un bargouin où vous n’avez rien à gagner que le retour en France d’une amie, je ne saurais dire quelles épingles la marquise exigera de vous. Mais vous la disposeriez fort bien à votre égard si, d’entrée de jeu, vous pouviez lui faire cadeau d’un petit objet assez agréable, même s’il est sans grande valeur, tout en lui laissant entendre qu’elle le pourrait garder, si même le bargouin faillait à se conclure.
— Je n’y manquerai pas, dis-je en me levant. Un grand merci encore pour votre entremise et les bons conseils dont vous l’avez accompagnée. Voulez-vous me permettre, révérend docteur médecin, ajoutai-je en mettant la main à mon escarcelle, de vous témoigner ma gratitude…
— Nenni, nenni, Monsieur le Chevalier ! dit vivement Montalto : je suis déjà récompensé.
— Comment cela ? dis-je surpris. Et par qui ?
— Mais par vous-même, Monsieur le Chevalier.
Beaucoup de gentilshommes et d’aucuns même, qui sont fort haut placés dans cette Cour, m’ont déjà approché pour me demander mes bons offices auprès de la marquise, mais vous êtes le premier à avoir daigné, ou osé, me recevoir chez lui. Je vous en sais le plus grand gré.
Là-dessus, il quit de moi son congé, me fit un grand salut et s’en alla, me laissant tout rêveur, tant je trouvais de gentillesse dans son désir de me servir et d’élégance dans le refus de mes pécunes.
*
* *
Jamais féal n’attendit l’audience d’une grande reine avec plus d’impatience et d’appréhension que moi, l’audience de cette « fille de néant », comme l’appelait notre Henri, lequel n’eût jamais rêvé de la hisser du statut de chambrière à la dignité d’un marquisat, ni pensé un seul instant qu’à sa mort la régente, dont il avait à l’avance tant rogné les pouvoirs, gouvernerait à l’absolu le royaume, étant elle-même gouvernée par sa coiffeuse et le vil aventurier qui l’avait épousée.
Mon appartement au Louvre et le luxe pour moi si neuf de mon piccolo salone ne me montaient pas à la tête. Bien au rebours, je me sentais assez mal à l’aise en mon attente, en mes incertitudes et même en mes divertissements. J’avais refusé de prime d’emmener avec moi Louison, ce qui eût fort désolé la pauvrette qui aspirait de tout son cœur à être, sous le même toit que la reine et son fils, la chambrière d’un premier gentilhomme de la Chambre, fonctions dont elle eût porté l’auréole jusqu’au plus vieil de son âge. Mais toutefois je m’y décidai, mon père m’ayant remontré que je ne pouvais éternellement « manger mon rôt à la fumée », dans l’attente d’un événement qui peut-être ne se produirait pas. Mais étant encore si jeune et si entier, je ne laissai pas, après mes siestes, de me sentir infidèle à Madame de Lichtenberg, alors que je n’avais encore possédé d’elle que les creuses rêveries dont ma tête était farcie et ne me sentant pas non plus bien assuré – dans l’hypothèse où je pourrais la faire venir à Paris – de recevoir d’elle les dernières preuves d’un amour qui depuis plusieurs mois ne se nourrissait que d’encre et de papier.
Le marquis d’Ancre logeait dans une petite maison jouxtant le Louvre, mais la marquise, elle, avait le privilège d’occuper, comme je crois avoir dit déjà, trois pièces en enfilade au-dessus des appartements de la reine, auxquels elle accédait par un petit viret. Ces trois pièces par lesquelles il fallait passer pour arriver aux places, aux charges, aux honneurs, aux fermages et même aux abbayes, étaient le saint des saints. Et au rebours de la parole évangélique, il eût été plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un pauvre d’y pénétrer.
Au jour et l’heure que me fixa Montalto, je me présentai à la porte de notre vice-reine, flanqué de La Barge et de Pissebœuf pour des raisons qui apparaîtront plus loin, mais j’entrai seul, introduit par Marie Brille, une Française (la seule du lot), laquelle – La Barge dixit – cuisait le rôt de la marquise. C’était une grosse malitorne, peu agréable à l’œil, et même quand j’eus dit mon nom, elle ne bougea point du seuil, m’en interdisant l’entrée par sa masse. Cela me fit entendre qu’il lui fallait donner une obole comme à Charon, quand il faisait passer le Styx aux pauvres morts. Je mis donc un écu dans sa large poigne et la pécore s’effaça. Le petit cabinet où j’entrai était une sorte de cuisine, d’apothicairerie, de réserve d’épices et je gage aussi d’étuve, car on y voyait dans un coin une cuve à baigner en bois. La mafflue enfouit mon écu entre ses énormes tétins (où même la plus chiche-face des créatures de Dieu n’eût pas été encline à l’aller chercher) et de sa main, large comme un battoir, me désigna sans un mot une porte au fond de ce cabinet. Je frappai et l’huis s’ouvrit sur une servante qui en laideur, sinon en graisse, dépassait la première, ayant le regard louche, le nez vers la gauche tordu et la bouche édentée. Cette beauté était italienne. D’après La Barge, elle se nommait Marcella et elle aussi, sans prononcer une parole, m’interdit l’huis qu’elle m’avait ouvert jusqu’au reçu de mon obole. Je m’avisai après coup que si ni l’une ni l’autre de ces Gorgones n’avaient prononcé un traître mot en extorquant ce droit de passage, c’est qu’elles craignaient sans doute que leur maîtresse ne leur réclamât sa quote-part sur leurs épinglifimes.
Toutefois Marcella, pour sa part, n’était pas étrangère au langage articulé car, m’ayant désigné un siège, elle me dit d’une voix basse et enrouée en me montrant une porte qui s’ouvrait dans la pièce où je me trouvais :
— La marquise dort. Elle vous recevra après ce gentilhomme.
C’était donc là la troisième porte que j’aurais à franchir avant de pouvoir pénétrer dans le sanctuaire où la divinité du lieu recevait les requêtes et les offrandes des pèlerins. Je m’assis et jetai un œil au quidam qui devait passer avant moi.
— Monsieur, dis-je, en le saluant, mais sans songer à me nommer, je suis votre serviteur.
— Serviteur, Monsieur, dit-il, je suis Antoine Allory, seigneur de la Borderie.
À cet échange succéda un assez long silence que nous occupâmes l’un et l’autre à nous observer d’un œil en apparence distrait, tandis que Marcella, sans faire plus de cas de nous que si nous avions été des meubles, promenait sur les petits carreaux de la fenêtre un chiffon nonchalant. Mais cet exercice fut interrompu par Marie Brille qui, passant sa tête dans l’entrebâillement de la porte, lui fit un signe du doigt pour l’appeler dans sa cuisine.
Libéré de sa présence, Antoine Allory m’envisagea alors œil à œil avec une insistance que je jugeai passablement effrontée. Tant est que je ne tardai pas à lui rendre la pareille en le regardant tout à plein. À vrai dire, je n’aimais guère ce que je vis : un grand gros homme assez commun avec une face rougeaude dans laquelle brillaient des yeux durs et méfiants. Ah certes ! Il n’avait pas lésiné sur les perles de son pourpoint, le panache de son chapeau, les bagues qui alourdissaient ses doigts et les pierreries qui étincelaient sur le pommeau de son épée – de laquelle je doutais fort qu’il sût se bien servir, étant si lourd.
Toutefois, le quidam continuant à me regarder fixement d’un air de moins en moins amical, je me souvins des recommandations de mon père et pour éviter une querelle que je sentais poindre – Dieu sait pour quelle raison ! – je détournai les yeux et considérai le plafond. Mais ce retrait, qu’Allory prit sans doute pour une reculade, eut l’effet contraire à ce que j’en espérais. Posant les mains sur ses genoux, il tourna de mon côté un visage écarlate et les éclairs jaillissant de ses yeux, il me dit d’une voix basse et furieuse :
— Monsieur, si vous êtes céans, comme je le crois, pour contrecarrer mes projets, sachez que, même la tête sur le billot, je n’en démordrai pas. Les cinq fermes m’ont été adjugées au Louvre au Conseil du roi par des enchères publiques. Tout s’est passé dans les règles. J’ai obtenu un bail de huit ans pour ces cinq fermes au prix de huit cent quatre-vingt-six mille livres et je donnerai un coup de pistolet dans la tête du faquin qui tâcherait, en tapinois, de me ravir mon bail !
— Monsieur, dis-je, béant, j’ignore de quoi vous parlez.
— Bagatelle ! Faribole ! reprit-il, très à la fureur, quoique parlant toujours à voix basse. Voulez-vous m’en donner à garder ? Et me faire croire que vous n’avez jamais ouï parler de Pierre de La Sablière ?
— En effet.
— Ni de l’infâme Giovannini ? (Il prononça ce mot en baissant la voix jusqu’au murmure.)
— Moins encore.
— Et que vous ignorez que le premier en cette affaire n’est que le prête-nom du second pour la raison que Sully a interdit de bailler les fermes aux Italiens ?
— Monsieur, dis-je avec la dernière sécheresse, je suis le chevalier de Siorac, premier gentilhomme de la Chambre du roi. J’ignore tout de ce conte dont vous me crochetez les oreilles. Je ne connais ni La Sablière, ni Giovannini. Je ne sais si le premier est le prête-nom du second et je n’entends rien aux brouilleries dont les cinq fermes sont l’objet.
— Monsieur, si je peux me permettre d’interrompre votre récit, moi non plus je n’y entends rien.
— Vous, belle lectrice ?
— Où sont, Monsieur, ces cinq fermes ? Pourquoi sont-elles si coûteuses et pourquoi faut-il quelles soient adjugées devant le roi après enchères à ce croquant pour un prix prodigieux ?
— Allory, Madame, n’est pas un croquant, mais un financier. Ces fermes ne sont pas des fermes campagnardes, mais des impôts que le roi afferme à ce financier (ou à d’autres) pour un prix en effet très élevé, à charge pour lui de se rembourser en levant les-dits impôts sur le pauvre peuple.
— Quel est l’avantage pour le roi ?
— Il reçoit plus vite les clicailles et n’a pas le tracas de la perception.
— Et pour le fermier ?
— Madame, êtes-vous naïve ? Ne pouvez-vous pas deviner ce qu’un homme d’argent va faire quand il a l’écrasant privilège de collecter les impôts à la place du roi ?…
— Monsieur, vous me piquez. Je ne suis pas naïve. Et de reste, je n’ignorais rien du système des fermes. Toutefois, l’ayant un peu oublié, je vous sais gré d’avoir épousseté mon savoir. De toute façon, qu’il soit croquant ou financier, je trouve cet Allory assez peu ragoûtant. Comme tous ces gens qui, leur vie durant, ne pensent, ne rêvent et ne ronflent que pécunes, il n’a plus rien d’humain. Mais poursuivez, de grâce.
Quand j’énonçai mes noms, titres et fonctions (non sans quelque hauteur), la face d’Allory passa du rouge au blême et, se levant, il plaça son chapeau sur son cœur et, en un geste large, balaya devant lui le sol au risque de gâter un panache qui valait au moins mille écus.
— Monsieur le Chevalier, dit-il, je vous fais un million d’excuses.
Là-dessus, il se rassit et tâchant de se composer, il reprit :
— Monsieur, êtes-vous ce Siorac qui est le filleul de Madame de Guise ?
— C’est moi, en effet.
— Monsieur, dit-il, je vous fais derechef mes excuses. (Mais cette fois, signe qu’il s’était ressaisi, il n’alla pas jusqu’au million.)
Il reprit au bout d’un moment :
— Je suis d’autant plus désolé, Monsieur, de vous avoir pris pour un affidé de ce diable de Florentin que je suis fort des amis du fils aîné de votre marraine. C’est grâce, en effet, au duc Charles que j’ai pu être présenté à la reine laquelle, pour cette épouvantable affaire, m’a dit « d’accorder cela » avec la marquise d’Ancre.
Je l’observai alors en silence pendant un moment et la logique me poussant, je ne pus m’empêcher de lui dire quasiment à l’oreille :
— Si votre adversaire est florentin, ne croyez-vous pas que c’est ici qu’on lui a donné le pouvoir de vous tondre la laine sur le dos ?
Allory me regarda comme si j’avais devant lui redécouvert les Amériques.
— Cela va de soi ! dit-il en levant les sourcils.
— Est-ce donc bien ici à la bonne porte que vous frappez ?
— Comment faire autrement ? Il n’y en a pas d’autre !
Comme je méditais cette réponse, ne la trouvant, hélas, que trop vraie, il reprit d’un air grave et sentencieux :
— J’ai un principe qui gouverne ma vie et ce principe, Monsieur, le voici : ce que la pécune a fait, la pécune le peut défaire.
À cet instant retentit, venant du saint des saints, un son grêle, aigu, mais prolongé et impérieux qui me fit penser à la sonnette qu’agite un enfant de chœur, à la messe, pour qu’on courbe la tête. Son effet ne se fit pas attendre. Marcella traversa notre pièce d’un pas rapide, frappa à la porte sacrée, l’ouvrit, passa la tête à l’intérieur et revenant à nous, de son doigt, sans un mot, ni la moindre forme, ou apparence, de politesse, fit signe à Allory d’entrer.
Ce qui se dit alors derrière cette porte, je ne le sus que plus tard par Allory lui-même qui dans la suite ne faillit pas, me sachant à demi Guise, de cultiver mon amitié, sans toutefois m’offrir de l’argent, comme il avait fait à Charles, lequel ne fut pas autrement gêné de l’accepter.
L’entretien d’Allory avec la marquise d’Ancre fut d’une brièveté qui me terrifia. Il offrit à la vice-reine trente mille livres pour ses épingles. « E derisorio, Signor, dit-elle d’une voix coupante. Votre bénéfice montera, d’après mes calculs, à deux cent mille écus.
— Loin, bien loin de là ! gémit Allory. – Signor, dit la marquise, nous n’avons plus rien à nous dire. »
Allory, en sortant du sanctuaire, quasiment titubait, blême d’humiliation, les yeux hors de la tête. Il ne me vit même pas. Et si Marcella d’une main ferme n’avait guidé ses pas, il n’eût pas trouvé la porte.
Pour moi, dès cet instant j’attendis mon tour dans la plus grande angoisse, me demandant si je n’allais pas subir un sort semblable. Par bonheur, il s’écoula un temps si long avant que l’affreuse sonnette retentît de nouveau que j’eus quelque répit pour rassembler mes esprits. Je tâchai surtout de me ramentevoir les recommandations de Montalto en ce qui concernait les ménagements que je devais montrer à une femme malade qui se sentirait offensée par une approche trop brusque, ou menacée d’ensorcellement par un regard trop fixe. C’était là le point qui me parut le plus incommode, car je craignais que mes yeux trop constamment baissés ne me donnassent un air chattemite et ne fissent qu’à la fin elle se méfiât de moi. Et après avoir médité cette difficulté, je conclus qu’il valait mieux pour moi jouer les timides que les hypocrites.
À la parfin, la sonnette retentit, dont le grelot me parut se confondre avec le battement précipité de mon cœur, tandis que je me levais et marchais vers l’huis fatal, appelé par Marcella et véritablement plus mort que vif, car il me semblait à cet instant que ma vie entière et celle de ma Gräfin allaient dépendre de ce qui s’allait passer dans les méninges de cette demi-folle.
Elle était assise, tournant le dos à la fenêtre dont les rideaux n’étaient qu’à demi tirés, tant est que même si sa tête et son visage n’avaient pas été couverts d’un voile noir, il m’eût été difficile dans la pénombre de voir ses traits.
— Asseyez-vous ! dit la voix de Marcella derrière moi, sans ajouter le moindre « plaise à vous » ou « de grâce » ou « je vous prie », les aménités de la courtoisie ne lui paraissant pas de mise avec les solliciteurs de sa puissante maîtresse. Je fis un grand salut à l’ombre assise devant moi et lui jetant le plus effleurant des coups d’œil, je m’assis dans la chaire à bras qu’on avait placée devant elle à respectueuse distance. À ce que je crus voir, elle me parut occupée sous son voile à respirer une sorte de médicament dont l’odeur de camphre parvenait jusqu’à moi. Mais je ne saurais le jurer, car d’un œil cillant, craintif, embarrassé, j’affectais de laisser errer mes regards sur le sol, le plafond et les murs sans jamais les poser sur sa personne.
Il y avait assurément de quoi voir, et de quoi demeurer ébloui, car les plafonds à caissons étaient peints de figures mythologiques, les murs tendus de tapisseries des Flandres, le parquet recouvert de tapis de Turquie dont les brillantes couleurs, malgré la pénombre, flattaient l’œil. Je ne vis pas moins de trois paires de chaires à bras, chacune ornée de velours cramoisi que traversaient des bandes de toile d’or. Un grand lustre vénitien fort garni en pendeloques de cristal pendait du plafond. Flanqué des deux côtés par de sveltes cabinets en bois d’ébène, dont le dessus était encombré d’innombrables bibelots d’or, d’argent et d’ivoire, se dressait un lit monumental – tout à fait disproportionné au malingre corps qu’il avait la tâche de recevoir – et dont les colonnes torses, dorées à la feuille, soutenaient un baldaquin qui, comme le dossier de la couche, son dessus et ses courtines, avait reçu des broderies à petits points d’or et de soie qui rappelaient les rideaux. Mais ce qui me frappa surtout, c’était le grand nombre de coffres qui étaient assis au bas des murs et dans les embrasures des deux fenêtres. Ils étaient fort grands, visiblement fort lourds, faits de bois rare, aspés de fer, rehaussés de ferrures d’argent et ne comportaient pas moins de trois serrures, ce qui supposait que, pour les ouvrir et contempler les trésors qu’ils renfermaient, il eût fallu posséder trois clefs différentes, ou y aller à la hache, ce qui était exclu, tant que la régente régnerait en ce pays. Lecteur, pardonne-moi cette hache, si elle te paraît trop violente, encore que ce n’est pas dans ce bois et ces ferrures qu’il faudrait porter les coups, mais dans la concussion que la régente avait installée au sommet de l’État.
Voilà donc, m’apensai-je, cette fameuse chambre que depuis neuf ans la Concini par ses rapines s’applique à embellir, n’y consacrant de reste qu’une toute petite part des pécunes qui coulent à flot ininterrompu dans ses poches. Il ne lui suffit pas d’être riche. Elle se veut aussi entourée de richesses dont certaines, dit-on – écus, perles, pierres précieuses, diamants –, s’entassent dans ses coffres. Et à la vérité, c’est là une chambre d’un luxe émerveillable à laquelle il ne manque rien pour être digne d’une princesse du sang – sauf les portraits d’ancêtres.
J’en étais là de ces réflexions quand la forme voilée de noir qui était assise devant moi parla, sa parole me plongeant dans la stupeur, non par ce qu’elle disait, mais par son volume et sa tonalité, car les on-dit de cour sur la marquise m’avaient tant tintinnabulé les oreilles sur la brièveté de ses membres, la petitesse de son corps et la faiblesse de sa constitution, que je ne me serais jamais attendu à ouïr une voix si forte et si grave sortir de cette frêle enveloppe.
— Eh bien, Monsieur ! dit-elle, qu’avez-vous affaire à moi ?
— Madame, dis-je, en faisant de mon mieux le bec jaune et le timide, avant d’exposer ma requête, je voudrais, si vous me le permettez, vous montrer un petit objet assez rare, et sans du tout préjuger du succès de ma démarche, vous en faire don, s’il vous agrée.
— Voyons cela, dit l’ombre avec une froideur qui me parut dissimuler un petit frémissement d’intérêt.
Je pris dans l’emmanchure de mon pourpoint une petite boîte en bois des Indes et l’ouvrant au moyen d’une clef miniature, j’en tirai un petit éléphant en ivoire, que, me levant de ma chaire, je tendis, les yeux baissés, à la marquise d’Ancre.
Ses mains apparurent par-dessous le voile noir qui lui recouvrait la tête et la poitrine. Elles étaient blanches, maigres, nerveuses, fort petites et me firent penser, je ne sais pourquoi, à celles d’un écureuil. Elles se saisirent de mon « objet rare » avec une telle avidité qu’on eût dit qu’elle me l’arrachait.
Ce bibelot avait une histoire. Quand, il y avait quelque vingt ans, mon père fut sur le point de quitter Rome, y ayant accompli une mission délicate (il ne s’agissait de rien moins que de la levée de l’excommunication d’Henri IV après sa conversion), il acquit d’un voyageur ce petit éléphant qu’il voulut donner comme cadeau d’adieu à la Pasticciera. Celle-ci, courtisane fort belle et fort considérée, car elle n’avait jamais plus de six amants à la fois et ceux-ci fidèles et de haut parentage, jeta à la tête de mon père ce petit éléphant, étant furieuse qu’il osât la quitter sans qu’elle y consentît. Une cicatrice à la tempe commémorant ce souvenir malheureux, mon père ne fit aucune difficulté à se défaire du bibelot. « J’eusse mieux fait, me dit-il, de lui offrir une gazelle et sans la boîte. C’est l’angle de celle-ci qui m’a blessé. »
Les petites mains blanches étaient fort visibles sous le voile noir qui protégeait la marquise des ensorcellements, et c’est sur elles que je fixais mes yeux, ne voulant pas risquer de rencontrer ceux de la marquise. Mais rien qu’à observer la façon dont elle tournait et retournait l’éléphant d’ivoire dans ses doigts caressants, j’entendis qu’elle aimait le cadeau : impression qui se confirma quand elle me dit, avec un empressement quasi puéril :
— Je voudrais aussi la boîte.
— Elle est à vous, bien entendu, Madame, dis-je en la lui tendant.
Elle s’en empara avec la même avide vivacité et la manipula avec un gusto évident avant d’y coucher l’éléphant et de l’y enfermer à clef. Le tout disparut alors de ma vue, probablement escamoté dans une des poches de son vertugadin et sans que la marquise articulât le moindre « E molto gentile da parte vostra[18] » ou même du plus petit « grazie », elle revint à mes moutons, ou plutôt à la portion de laine quelle comptait m’ôter de leur dos.
— Eh bien, Monsieur, répéta-t-elle de sa voix masculine.
Et soudain redevenue aussi roide et froide que s’il ne s’était rien passé dans les minutes qui venaient de s’écouler, elle reprit :
— Qu’avez-vous affaire à moi ?
Je lui exposai alors au plus court le sujet de ma requête et je fis bien d’être bref, car soupçonnant que mon affaire n’était pas pour elle de grande conséquence, la marquise m’ouït comme si elle était impatiente de m’expédier.
— Et quel intérêt avez-vous, me dit-elle dès que j’eus terminé, à ce que cette dame revienne vivre en France ?
— Aucun, Madame, sauf amical. En outre, elle est ma maîtresse d’allemand.
— Votre maîtresse d’allemand ou votre maîtresse allemande ? dit la marquise d’un ton coupant.
La question, qui faisait davantage honneur à sa perspicacité qu’à sa délicatesse, me déconcerta et je me sentis rougir.
— Madame de Lichtenberg, Madame, n’est que ma maîtresse d’allemand, dis-je, les yeux baissés, tout en m’avisant que ma rougeur, pour une fois, servait mieux mes intérêts que n’eût fait l’aplomb dont d’ordinaire je me paonne.
— Et combien proposez-vous, Monsieur, pour favoriser son retour ?
— Cinq mille écus.
— C’est peu, dit-elle.
Mais au lieu, comme je m’y attendais, de hausser la mise et peut-être au-delà des limites que Madame de Lichtenberg s’était fixées, la marquise se tut et je me tus aussi, attendant sa décision, le cœur me battant.
— Monsieur, dit-elle, vous vous trouvez, à ce qu’on m’a dit, très avant dans les bonnes grâces de Madame de Guise et le monde entier tient assurément Son Altesse pour une personne très agréable et très enjouée, mais il n’y a pas offense à le dire, puisqu’elle le dit elle-même : elle est à s’teure furieusement à court de comptant.
Je levai les sourcils en air d’ignorance mais, en fait, j’admirais que, pour une personne qui vivait en recluse et ne bougeait pas de son gîte, la marquise d’Ancre sût tant de choses.
— Toutefois, poursuivit-elle. Son Altesse possède encore un fort beau capital qu’elle a placé au denier 20[19] dans les monts-de-piété de Rome et de Florence, et qui lui rapporte une rente annuelle de cent quinze mille écus.
— Je l’ignorais, dis-je, Son Altesse ne me parle jamais d’argent.
— Pour la raison qu’elle n’y pense jamais, dit la marquise avec l’ombre d’un sarcasme. Et j’ai pensé que peut-être vous pourriez dire à Son Altesse que je suis prête à lui racheter pour un bon prix le capital qu’elle a placé en ces monts-de-piété que j’ai dit.
Je pris le temps de réfléchir quelque peu avant de répondre, tant je doutais que ce fût de l’intérêt de ma marraine d’aliéner un capital qui lui rapportait tant. Mais sachant qu’elle faisait bien pis en vendant chaque année des terres et des bois appartenant à son domaine propre, je me dis qu’en l’informant des intentions de la marquise par l’intermédiaire de mon père, il saurait lui remontrer combien la vente qu’on lui proposait lui serait dommageable.
— Madame, dis-je, je vous promets de faire tenir à Madame de Guise votre proposition.
— Y manquerez-vous ? dit-elle, ayant senti mes hésitations.
— Non, Madame, tant promis, tant tenu.
— C’est bien, dit-elle. Pour en revenir à notre affaire, votre offre est faible, Monsieur. Mais vu qu’il n’y a pas là pour vous de pécunes à gagner, je l’accepte, si dérisoire qu’elle me paraisse. Quand m’apporterez-vous les épingles dont nous sommes maintenant convenus ?
— Sur l’heure, Madame. Elles sont dans les mains de mes gens qui attendent à votre porte votre bon plaisir.
— Marcella, dit la marquise d’un ton rapide et expéditif, comme si elle estimait avoir passé déjà trop de temps pour ne gagner que cinq mille écus. Va quérir les gens de Monsieur le chevalier de Siorac !
Ils entrèrent, quasiment poussés par Marcella et Marie Brille, Pissebœuf tenant trois sacs au bout de ses bras et La Barge deux, lesquels ils dissimulaient sous leurs manteaux. Mais à peine eurent-ils posé leur fardeau (chaque sac contenant mille écus) sur une table qui comportait en son centre une balance à deux plateaux que la marquise fit de la main un geste hautain à mes gens pour qu’ils vidassent les lieux. Cela piqua fort Pissebœuf qui sans bouger d’un pouce se tourna vers moi et me dit avec un salut :
— Monsieur le Chevalier, que fais-je de présent ? Est-ce votre commandement que je quitte la place ?
— Oui-da, mon bon Pissebœuf.
— Et La Barge aussi ?
— Oui-da, La Barge aussi.
Il me salua, puis salua la marquise, et comme Marie Brille osait lui mettre la main entre les omoplates pour hâter sa sortie, il se retourna vers la grosse malitorne et, sourcillant, lui dit entre ses dents :
— Ma commère, je suis soldat. Si je vous contre-pousse, vous irez tomber le cul sur les écus.
Ayant ainsi assuré sa retraite dans l’honneur et la dignité, il sortit d’un pas lent, suivi de La Barge qui me parut, dans son sillage, absurdement plus petit.
La marquise eut alors un geste inattendu : prenant des deux mains les bords de son voile noir, elle le retira, aidée aussitôt, et sans mot piper, par Marcella. Je fus si étonné de la voir à visage découvert que je faillis la regarder œil à œil, mais m’étant juste à temps retenu, je décidai de retarder mon inquisition jusqu’au moment où elle serait trop occupée au comptage de mes écus pour s’apercevoir que je l’envisageais.
Je ne savais rien des pièces que je lui apportais, Bassompierre me les ayant données dans des sacs scellés d’un cachet de cire que je n’avais pas jugé bon de rompre. Il ne me restait donc plus qu’à espérer que le compte y fût.
La marquise ne compta que le premier sac pièce par pièce. Après quoi, les écus de ce sac étant placés par ses soins sur un plateau de la balance, elle versa le contenu du second sac sur l’autre plateau et s’assura que les charges étaient égales des deux parts. Elle procéda ainsi pour les trois autres sacs. Après quoi, la balance ayant été enlevée, elle fit un grand tas du contenu des cinq sacs et, ratissant de ses doigts une dizaine de pièces à la fois, mais sans les compter, elle entreprit d’en faire un amas et ne s’arrêta que lorsque le premier tas eut disparu au profit du second.
Je finis par entendre que cette opération, qui de prime m’intrigua, avait pour but de s’assurer que ni pièce d’argent, ni jeton de cuivre, ni écu rogné n’avait été glissé par fraude dans ses épingles. À mon sentiment, elle eût pu se dispenser de cette procédure, car les écus étaient neufs et brillants, et la fausse pièce se serait vue parmi eux comme un canard au milieu des cygnes.
C’est au cours de cette opération longue et minutieuse que ses petites mains blanches, maigres et crochues montrèrent le plus de prestesse. C’est aussi à ce moment-là que je pus envisager la marquise tout à plein sans éveiller son attention ni même qu’elle cillât, tant son visage était absorbé dans sa tâche avec un air d’intense volupté.
À la Cour comme à la ville, sa réputation de laideur n’était plus à faire. Pour la duchesse de Guise, elle était « fort peu ragoûtante ». La princesse de Conti la tenait pour « irregardable » et dans le populaire on disait que « si laide créature n’aurait jamais gagné un ascendant tel et si grand sur sa maîtresse sans charmes ni sortilèges ».
Assurément, je ne la trouvai pas fort belle. Le front était trop bombé, les arcades sourcilières trop saillantes, le nez trop fort, la peau de la face épaisse et à gros grain. Toutefois chez un homme ces traits grossiers eussent passé inaperçus, si bien que le malheur de la marquise avait été, se peut, de naître femme. Car à bien considérer le brillant de ses yeux et la fermeté de sa bouche, son visage ne manquait ni de force ni de finesse. Et c’était là sans doute les « charmes et sortilèges » qui agissaient sur une maîtresse qui, par l’esprit, lui était si inférieure.
Je sentais bien que je ne pouvais ni demander à la marquise mon congé, ni même ouvrir la bouche avant la fin d’une manipulation où elle mettait toute son âme. Et j’aurais fini par trouver le temps long si à force de regarder cet amas d’écus je ne m’étais avisé qu’ils n’étaient si étincelants que parce qu’ils venaient d’être frappés à l’effigie de l’enfant-roi. Cela me donna d’abord un très vif plaisir comme si je trouvais là, après son sacre, une seconde consécration de son règne. Mais à la réflexion, vergogne et tristesse m’envahirent. Je tenais à très grande honte que de cette basse et odieuse façon on rançonnât une très haute dame d’un pays ami avant de lui permettre de revenir vivre à Paris dans un hôtel qui lui appartenait. Mais pis encore peut-être l’entretien avec Allory m’avait persuadé que rien ne se faisait en ce pays qui touchât à la pécune sans que la marquise d’Ancre (ou son mari) ne perçût au passage sa dîme. Ainsi le Trésor du royaume, qui eût dû servir les grands intérêts de la France, était sous le nez du jeune roi quotidiennement détourné par de vils aventuriers, la propre mère de Louis étant stupidement connivente à ces détournements.
Ces sentiments me plongèrent dans une mésaise et une mélancolie si grandes qu’en retournant en mon appartement, malgré le plaisir que je prenais encore au luxe de mon piccolo salone (et dont l’habitude n’avait pas pour l’instant terni l’éclat), je n’arrivais pas encore à me réjouir du succès d’une démarche qui me tenait tant à cœur. Et ce n’est que le lendemain soir quand Montalto fut assez bon pour me porter le laissez-passer qui devait ouvrir nos frontières à Madame de Lichtenberg qu’un grand vent d’allégresse tout soudain m’assaillit et me fit trembler comme une feuille.
*
* *
Le mois de janvier 1611, bien qu’il ne fût point tant rigoureux que celui de 1608 qui gela la rivière de Seine et fit mourir bon nombre de Parisiens et de froid et de faim, s’avéra néanmoins assez âpre pour que le bois de chauffage renchérît prou. Et sur les ports de la capitale et en particulier au plus proche du Louvre, celui du Quai au Foin, il y eut telle presse pour acheter les bûches amenées d’amont sur les gabarres qu’on vit dans la bousculade plusieurs pauvres gens choir dans l’eau glacée et s’y noyer. Ce qui fit gronder et grogner le populaire contre le lieutenant civil dont la police ne faisait rien, ni pour empêcher ces échauffourées ni pour repêcher lesdites gens.
Ce lieutenant civil, qui s’appelait Le Geay, était le même dont les commissaires, vérifiant les pains façonnés par Mérilhou (le mari de Toinon) et les trouvant inférieurs au poids qu’ils eussent dû avoir, donnèrent à notre boulanger le choix, ou d’acquitter l’amende ou de cracher au bassin. Et quand dans ledit bassin Mérilhou eut craché, il eut aussi l’amende.
Le Geay avait acheté sa charge de lieutenant civil quatre-vingt mille écus et son unique pensée n’était point d’assurer la sécurité des Parisiens, mais de rentrer dans ses fonds. Le bruit courait que par an il se remboursait de vingt mille écus.
Le douze janvier, comme je traversais le Pont Neuf à cheval par un âpre vent, suivi de La Barge monté sur un genet d’Espagne qui, malgré sa petite taille, paraissait encore beaucoup trop grand pour lui, nous vîmes au carrefour de la rue Dauphine un assez grand concours de peuple entourer un gibet.
La Barge me devançant pour demander pour moi le passage, la foule s’écarta d’assez mauvais gré et je me trouvai quasiment devant les gardes, l’exempt qui les commandait, le bourreau, son aide et le condamné qui, debout, pieds et mains liés, attendait qu’on lui mît la corde au cou. C’était un garcelet qui n’avait pas quinze ans, fort maigre, l’œil plus effaré que craintif et qui claquait des dents, non point tant de peur que de froid, car il gelait à pierre fendre et il n’était vêtu que d’une chemise de toile rapiécée et d’un haut-de-chausses en loques. Je bridai mon cheval en le voyant.
Un huissier emmitouflé achevait de lui lire la sentence faite d’un baragouin de latin et de français, mais qui concluait clairement que le prisonnier devait être pendu par le cou jusqu’à ce que la mort s’ensuivît. Là-dessus, ayant roulé son parchemin, l’huissier s’en alla, fort pressé de retrouver son logis calfeutré et le feu de sa cheminée – sa retraite, ou pour mieux dire, sa fuite étant accompagnée par les murmures de la foule.
— Qu’a donc fait le petit drôle ? dis-je. À son âge, le galapian ne peut être bien méchant.
— Il a volé une bûche, dit l’exempt d’un ton roide.
— La mort pour une bûche !
— La loi est la loi, dit l’exempt.
— Mais elle n’est point la même pour tous, dit une commère qui me rappela Mariette, étant comme elle forte en tétins et bien fendue de gueule. Et comment, reprit-elle, ce pauvret aurait-il pu acheter une bûche, n’ayant pas liard en poche ? Il est si mal vêtu qu’il est tout bleu de froid !
— Ah bah ! dit l’exempt. C’est gibier d’enfer que ce gringalet. Et là où il va, il aura chaud.
À cela les gardes rirent et la foule gronda.
— Exempt ! dit un moine qui se trouvait là, il ne vous appartient pas de préjuger du jugement de Dieu !
— Bien dit, mon révérend père ! cria la commère.
— Il est de fait, dit le bourreau qui disposait sa corde sur le gibet avec une lenteur exaspérante, que j’aurais maigre profit avec les loques de ce gueux.
Mais à ce bas propos personne ne consentit à répondre, tant le bourreau inspirait de mépris et de crainte.
— Mon gentilhomme, reprit la commère en s’adressant à moi, vous ne m’avez pas l’air impiteux. Si vous baillez un demi-écu à l’exempt et un demi-écu au bourreau, le premier permettra au second d’étrangler le pauvret avant que de le pendre.
— Et où serait pour lui l’avantage ?
La naïveté de cette question provoqua rires et ricanements dans la foule.
— Silence ! cria la commère.
Et telle est l’autorité d’une voix forte sur une foule que le silence se fit.
— Mon gentilhomme, poursuivit-elle en se tournant vers moi, on voit bien que vous êtes neuf en ces matières. Étranglé, le garcelet mourra dans l’instant. Pendu, il lui faudra vingt minutes pour passer de vie à trépas.
Je me souvins alors avoir ouï dire à mon père quelle mort atroce était la pendaison. Je jetai un demi-écu au bourreau et un demi-écu à l’exempt, lequel dit, après l’avoir attrapé au vol :
— Je n’aime point cela. Le pâtiment du pendu fait partie de la peine.
Néanmoins, il empocha le demi-écu et fit un signe au bourreau. Celui-ci en un tournemain brisa la nuque du garcelet et écrasa sa pomme d’Adam. Le supplicié s’affala et serait tombé, n’était que l’aide du bourreau le maintint debout, le temps que le bourreau lui passât la corde au cou. Mais quand on le hissa au gibet, il ne dansa pas désespérément dans les airs pour y trouver un appui pour ses pieds, ayant déjà échappé au monde cruel des hommes.
— Que c’est grande pitié ! dit la commère, les larmes lui coulant sur les joues. Il était si jeune !
— C’est justice ! dit l’exempt d’un air roide et vertueux.
— Justice ! s’écria la commère très à la fureur. C’est là une justice à la façon des araignées : les moucherons sont pris, mais les gros bourdons passent à travers la toile…
— Surtout quand ils sont italiens ! cria une voix dans la foule.
— C’est là propos puant et rebellant ! menaça l’exempt. Qui a dit cela ?
Mais à cette question la foule se mit à gronder si fort qu’il n’insista point, et s’entourant de ses gardes, il quitta la place.
Par ces temps de froidure et de grande détresse, les vols se multipliaient et c’était pour tâcher de les enrayer qu’on dressait des gibets un peu partout en Paris. Mesure, disait mon père, qui restait sans effet : entre la mort par pendaison et la mort par gel et famine, quel misérable hésiterait à choisir la première en volant pain et bûche, puisqu’à la différence de la seconde, elle n’était certaine que s’il se faisait prendre ? Il n’empêche qu’à le comparer à la marquise d’Ancre comme avait fait en son ire le populaire, j’avais trouvé le moucheron bien petit et, bien infime, sa volerie. J’avais encore dans l’oreille le sinistre craquement de sa nuque quand le bourreau de ses doigts épais lui avait rompu le col.
En ces sombres jours, le monde me paraissait mauvais, le présent, sans joie, l’avenir, incertain. Car bien que Bassompierre, craignant que le laissez-passer de Madame de Lichtenberg se perdît par poste et chevaucheur, eût fort généreusement proposé de le lui porter lui-même à Heidelberg – ce que je n’eusse pu faire moi-même, en raison de mes fonctions au Louvre –, il ne m’échappait pas que le voyage ou plutôt le déménagement de ma Gräfin et son établissement en Paris ne se pourraient faire avant plusieurs semaines, sinon plusieurs mois. « De toute façon, m’avait dit Bassompierre en partant, un point demeure obscur : je ne sais si le régent du Palatinat autorisera Madame de Lichtenberg à quitter son pays. » J’avais manqué défaillir à ouïr une parole pour moi si terrible.
Je logeais au Louvre assurément, mais cette grandeur si enviée n’éblouissait pas mes yeux. Je pensais souvent à mon logis du Champ Fleuri – nid et cocon de mes enfances – et plus que je n’aurais voulu, me manquait le commerce quotidien de mon père, de La Surie et aussi de nos gens, tous à moi si affectionnés, et moi à eux. Dans cet immense Louvre, si grandiose mais si peu accueillant, je me sentais comme en exil du petit royaume dont j’avais été le prince. Et d’autant que le vrai prince de ces lieux ne s’était pas départi à mon endroit de la froideur qu’il m’avait montrée quand le grand chambellan m’avait présenté à lui. J’en étais à me torturer les méninges pour deviner la cause de cette attitude sans qu’Héroard, toujours aussi distant, m’eût permis à ce jour de l’approcher pour lui en toucher mot.
Chose étrange, je ne me souviens pas du jour précis où dans le courant de janvier, le soleil tout soudain se remit à luire pour moi et chose plus étrange encore, bien que ce jour fût à marquer d’une pierre blanche, je ne l’ai pas noté dans mon Livre de raison. Mais je me ramentois la scène comme si c’était hier, tant elle est fraîche encore en ma remembrance.
Par cette glaciale matinée, il y avait peu de monde dans les appartements royaux : Monsieur de Souvré, Héroard, Bellegarde, d’Auzeray, le capitaine de Vitry et Descluseaux. Le petit roi était à son déjeuner, lequel se composait de raisins de Corinthe au sucre et à l’eau de rose, de tartines de pain et de beurre et de tisane, car on ne lui baillait jamais de vin à son lever. Il avait bon visage et mangeait avec appétit et en silence. Quand il eut fini, il commanda à Monsieur d’Auzeray de lui donner une serviette, s’essuya la bouche et les mains et se tournant tout soudain vers moi, il dit :
— Monsieur de Siorac, vous plairait-il de voir mes armes ?
— Bien volontiers, Sire, dis-je, le cœur me battant.
Il se leva alors de sa chaire et se tournant vers Descluseaux – un garde français qu’il aimait beaucoup et dont il avait fait son armurier – il lui dit d’un ton enjoué :
— Sus, Descluseaux ! Cours à l’étage et ouvre mon cabinet aux armes !
Descluseaux monta l’étage quatre par quatre, et Louis aussi promptement à sa suite, et moi-même le suivant. Dès que la porte fut déverrouillée, le roi, me prenant par la main, me tira à soi, s’engouffrant dans le cabinet, et refermant l’huis sur nous.
Il y avait là, accrochées au mur, ou rangées dans des râteliers, toutes les variétés d’armes blanches, de jet et de tir qu’on pouvait imaginer : d’aucunes désuètes, comme des arcs et des arbalètes, qui n’étaient là que pour la montre, mais d’autres fort modernes, fort bien entretenues et prêtes à l’emploi. En particulier les bâtons à feu : pistoles, pistolets, arquebuses à mèche ou à rouet. J’y vis même deux petits canons et leurs boulets.
Louis ne se rassasiait pas de caresser des yeux et des mains ces belles armes, comme aussi, à ce que j’avais appris, de les démonter, d’en vérifier les mécanismes, de les graisser, selon le cas de les dégraisser, et de les remonter avec une promptitude surprenante, étant aussi expert en armurerie qu’au tir.
Il rayonnait à leur contact, non qu’il fût sanguinaire le moindre, mais parce qu’à ce moment-là, il se sentait plus proche de son père, le roi-soldat, sur les traces de qui il ambitionnait de marcher sa vie durant, mettant méticuleusement les pieds dans les pas de cette grande ombre dont il se voulait l’héritier et d’elle seule, ayant, pour ainsi parler, rejeté de soi une fois pour toutes le sang Habsbourg qu’il tenait de sa mère.
Je le trouvai, sinon grandi, à tout le moins mûri par son terrible deuil, le visage moins poupin, la mine plus assurée, taciturne, et quand il parlait, la parole brève, mais bégayant beaucoup moins qu’autrefois, le visage au repos fermé, indéchiffrable, mais ses grands yeux noirs toujours sur le qui-vive et l’oreille attentive, tendue à ce qui se disait autour de lui mais sans glose ni critique, bien conscient de n’avoir que l’apparence et la pompe du pouvoir et attendant son heure avec une prudence bien au-dessus de son âge.
Je sentais bien qu’il y avait un dessein dans ce bec à bec en son armurerie, comme aussi une intention dans la froideur qu’il m’avait montrée jusque-là, me jugeant et me jaugeant de ses invisibles antennes. Et j’étais sûr que s’il avait pris une décision à mon endroit, il me la laisserait entendre par des moyens indirects, sans me la dire avec des mots, tant il se méfiait des paroles. « Savez-vous pas, Monsieur de Souvré, avait-il dit un jour à son gouverneur, que je ne suis pas grand parleur ? »
— Voici ma Blainville, dit-il en décrochant du mur une arquebuse à rouet. Je l’appelle ainsi, parce que c’est Monsieur de Blainville qui me l’a donnée. Et cette autre que je préfère à toutes, parce qu’elle est précise et porte loin, je la nomme « ma grosse Vitry ».
— Pourquoi « grosse », Sire ? me hasardai-je à demander.
— Parce que Vitry m’en a baillé deux et que celle-ci est la plus grosse des deux.
J’observais, tandis qu’il parlait, qu’il avait aussi une collection d’armes plus petites, pistoles, pistolets et poitrinaires et je lui demandai, le sachant si savant en armurerie, si le poitrinaire avait encore son utilité.
— C’est une petite arquebuse qui se tire de la poitrine, et non de l’épaule. Elle est peu précise. On ne l’emploie plus guère dans les combats…
Tout soudain, il sourit d’un air gaussant et me prenant par le bras, il me mena devant les armes de jet, arcs et arbalètes.
— Quand j’étais plus petit, on ne me voulait pas donner de bâtons à feu et je tirais beaucoup avec ces petites armes-là. Et parmi les arbalètes, celle que je préférais était celle-ci…
Il la décrocha et me la mit dans les mains. Je reconnus alors celle que je lui avais offerte trois ans plus tôt dans les jardins de Saint-Germain-en-Laye après en avoir joué avec lui, l’ayant pris pour le fils du capitaine de Mansan qui commandait alors les gardes du château.
— C’est une belle arme, dit-il en me la reprenant des mains, et on peut se fier à elle. Je l’appelle « Siorac ».
— Elle vous sera toujours fiable, Sire. N’en doutez pas ! dis-je en rougissant de bonheur.
— Je le crois, dit-il du ton le plus uni, en remettant l’arme en place.
Puis se tournant vers moi et approchant sa tête de la mienne, il dit à voix basse :
— Je me souviens avoir ouï dire à mon père que Monsieur de Sully lui était un très bon serviteur. Qu’en pensez-vous ?
— Sire, dis-je, surpris, le roi votre père ne se trompait pas : Monsieur de Sully, à ce que m’a dit le mien, a merveilleusement ménagé les finances en ce royaume.
Louis m’ouït en tournant les yeux de-ci de-là sans avoir l’air d’écouter ma réponse. Mais je ne pus douter qu’il ne l’eût ouïe, car il me demanda à mi-voix d’un air indifférent :
— Et qu’a-t-il fait d’autre ?
— Il a construit ou reconstruit les routes et ponts de France. Et en tant que Grand Maître de l’Artillerie il a constitué un formidable arsenal.
Là aussi il parut ne pas entendre et, envisageant la montre-horloge qu’il portait à son cou, il me dit d’un ton rapide et expéditif :
— La visite est finie. Il me faut maintenant étudier.
Et me devançant d’un pas vif, il sortit de l’armurerie, fit signe à Descluseaux de reclore la porte derrière moi, redescendit en ses appartements et gagna la petite table où l’attendaient ses livres. C’était une leçon de mathématiques et il me parut attentif.
Je demeurai debout avec ceux qui étaient là et plutôt qu’à côté d’Héroard, je me plaçai en tapisserie à côté de Vitry. Fils du Vitry qui avait si bien servi notre Henri de son vivant et comme lui capitaine aux gardes, Vitry le jeune avait comme son père des manières rudes, et une âme téméraire, n’ayant pas hésité à briser une prison d’État pour en faire sortir un de ses soldats qu’il tenait pour innocent. Je lui glissai à l’oreille : « J’ai vu votre “grosse Vitry’’. C’est une belle arme. – Oui-da ! oui-da, dit-il d’un air content. C’est une belle arme et le bon de la chose, c’est que le roi sait s’en servir. » Mais Monsieur de Souvré ayant ouï du bruit et tourné vers lui un œil désapprobateur, il se tut.
Pour moi, je me demandai pourquoi Louis m’avait posé ces questions sur Sully, alors qu’il ne pouvait point ne pas savoir que ce grand serviteur de l’État était surintendant des Finances, grand voyer de France[20] et grand maître de l’artillerie. Mais peut-être au-delà des faits tâchait-il de connaître à travers moi l’estimation qu’en faisait mon père qui, comme Sully, avait été un des plus anciens compagnons du feu roi.
Toutefois, les petits problèmes que je me posais au sujet de ces étranges questions furent résolus quelques minutes plus tard, car la leçon finie, Louis se leva, remercia son précepteur, rangea ses livres et, se tournant vers Monsieur de Souvré, demanda :
— L’on a ôté Monsieur de Sully des Finances ?
Les bras m’en tombèrent : je ne connaissais pas encore ce calamiteux renvoi. Tout enfermé qu’il fût dans ses appartements et quasi au secret, Louis était mieux renseigné que moi.
— Oui, Sire, dit Souvré, d’évidence aussi surpris que je l’étais que son pupille eût appris si vite la nouvelle.
Il n’osait toutefois pas lui demander de qui il la tenait car le roi, Souvré en avait fait trop souvent l’expérience, ne trahissait jamais ses sources.
— Pourquoi ? dit Louis, en prenant un air étonné.
Monsieur de Souvré parut embarrassé. C’était un grand, gros homme, plus tatillon que méchant, plus dévot que pieux, plus borné que véritablement sot, très à cheval sur l’étiquette et ne voyant jamais plus loin que son nez camus. Il n’entendait que peu de choses à ce qui se passait dans l’esprit de son pupille. Il répétait en aveugle ce qu’il disait à la reine, qui n’y entendait pas davantage et qui sévissait souvent à tort.
Louis, qui en voulait à Souvré de la toute-puissance qu’il exerçait sur sa personne, sur son entourage et sur son emploi du temps, faisait devant lui des petites railleries qui étaient parfois assez fortes pour percer la peau d’éléphant de son gouverneur. Souvré se fâchait et menaçait de rapporter les propos impertinents à la reine. Menace qui eût valu le fouet à Louis et l’amenait à résipiscence. Il demandait alors pardon à Souvré, parfois même à genoux et Souvré, assez bon homme, lui promettait alors le silence.
Ce qui embarrassait Monsieur de Souvré en l’occurrence, c’est que le pourquoi apparemment naïf de Louis était déjà une critique du gouvernement de la régente.
— Sire, dit-il, je ne sais pas la raison du renvoi de Monsieur de Sully. Mais la reine ne l’a pas fait sans sujet. Elle l’a fait comme elle fait toute chose : avec grande considération.
Il me vint à l’esprit que l’argument de l’infaillibilité maternelle était le moins propre à convaincre Louis. Il n’ignorait pas qu’elle n’était qu’un toton[21] aux mains de Concini et de son épouse. Lui-même, de reste, quand il prenait quelque chose très à cœur, par exemple obtenir la grâce d’une malheureuse condamnée à tort pour infanticide, passait par la marquise d’Ancre pour attendrir la régente…
Comme Louis, son bel œil noir fixé sur Monsieur de Souvré ne répondait ni mot ni miette, la vérité ou plutôt une demi-vérité finit par se faire jour dans les méninges brumeuses de son gouverneur : il soupçonna qu’il n’avait peut-être pas persuadé son pupille autant qu’il eût fallu et il reprit :
— Êtes-vous marri du départ de Monsieur de Sully ?
— Oui, dit le roi.
Et tournant le dos, il alla jouer dans la galerie. Il y construisait une maison miniature à l’aide de petits carreaux : amusement que Monsieur de Souvré lui reprochait, le trouvant enfantin.
Monsieur de Souvré avait de grandes et légitimes ambitions. Quand Louis atteindrait sa majorité, il serait désoccupé de son gouvernorat et il aspirait à être nommé maréchal de France : ce que la régente lui avait promis à mi-mot.
Le soir même du jour où Louis avait paru troublé par le renvoi de Monsieur de Sully, Monsieur de Souvré rapporta fidèlement à la reine l’entretien qu’il avait eu à ce propos avec son pupille. Enchaînant, il lui parla avec un sourire de la petite maison que le roi construisait sur la galerie. Et en conclusion, il demanda si la régente estimait nécessaire qu’il revint avec Louis sur le sujet de Sully.
— Non mi sembra necessario, dit la reine avec dédain. E una bambinata[22].